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Lucrèce Borgia, le drame de l'amour incestueux et de la culpabilité fatale, mis en scène par Den

C’est dans une atmosphère crépusculaire que s’ouvre la scène d’exposition. Un bal masqué s’achève au petit matin sur la terrasse du palais Barbariogo, à Venise. Un groupe de jeunes seigneurs débraillés racontent l’histoire atroce de la famille Borgia : Cesare et Juan Borgia, deux frères, se sont entre-tués pour l’amour de leur soeur Lucrèce. Le jeune Gennaro - dont on apprend qu’il n’a ni père ni mère connus - s’est endormi pendant ces propos. Il se retrouve seul, lorsqu’une femme masquée et vêtue de noir entre sur scène : c’est Lucrèce Borgia. Elle le contemple, l’admire et clame tout l’amour qu’elle lui porte, lui, le fruit de son amour incestueux avec son frère. Démasquée par les amis de son fils qui l’accusent d’être une meurtrière, puis détestée par celui-ci (qui ne sait toujours pas qu’elle est sa mère), Lucrèce Borgia fera tout pour se faire accepter et aimer de Gennaro qu’elle aime d’un amour fou et ambigu, tout en faisant face à son mari, ivre de jalousie, qui, persuadé qu’elle entretient une relation adultère avec Gennaro, veut le tuer.


La mise en scène de cette tragédie hugolienne de Denis Podalydès est incroyable, magnifique, notamment grâce à la scénographie d’Eric Ruf, inspirée des croquis de Victor Hugo lui-même, et aux costumes de Christian Lacroix. Plongeant merveilleusement dans ce "gouffre d’ombre qu’est Lucrèce Borgia" , Podalydès nous montre une femme criminelle, noire, dégoûtante, mais une femme débordant d’amour pour son fils : une sorte de monstre maternelle.


Lucrèce travestie


C’est Guillaume Gallienne qui interprète cette empoisonneuse maternelle. Et il est parfait dans ce rôle. Certaines critiques le taxent de jouer, à nouveau, sa propre mère comme il l’avait fait dans Guillaume et les garçons à table, mais il n’en est rien. Galienne incarne avec justesse cette « Phèdre » mi monstre mi mère.


Être travestie, c’est avoir deux identités. Lucrèce Borgia, c’est avant tout l’histoire d’une femme qui a plusieurs identités, plusieurs masques. Toutes les actrices qui ont interprété Lucrèce portaient des masques, comme Jacqueline Danno dans la mise en scène de Bernard Jenny au festival du Marais en 1964, par exemple. Dans cette mise en scène de Denis Podalydès, l’ambivalence de ce personnage horrible et dégoûtant mais humain et touchant est magnifiée par la personne - et par là je veux dire la carrure, la voix, les expressions - de Guillaume Galienne, qui, d’une seconde à l’autre passe d’une colère terrifiante semblable à celle d’un tyran, aux pleurs tragiques d’une mère aimante et déchirée.


Denis Podalydès révèle l'homme monstrueux qui est en Lucrèce Borgia. Femme dans un monde d’hommes, elle se doit d’en être un aussi pour survivre. À la fois victime et bourreau, à la fois douce et terriblement violente, à la fois homme et femme, Lucrèce Borgia est l’incarnation du clair obscur, composé d’ombres et de lumières.


« Eh bien, qu’est-ce que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une

femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de la grandeur royale, qui donnent

de la saillie au crime, et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le monstre intéressera et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. »

Victor Hugo, Préface de Lucrèce Borgia



Sublime et grotesque


Dans la Préface de Cromwell, Hugo écrit ceci : «Le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et l’on a besoin de se reposer de tout, même du beau. Il semble, au contraire, que le grotesque soit un temps d’arrêt, un terme de comparaison, un point de départ d’où l’on s’élève vers le beau avec une perception plus fraîche et plus excitée. La salamandre fait ressortir l’ondine ; le gnome embellit le sylphe. (…) La poésie de notre temps est le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires (…) ».


Lucrèce Borgia est un drame romantique tel qu’Hugo le définit ici, un drame qui entremêle le sublime et le grotesque. Denis Podalydès est fidèle au drame hugolien en créant, dans la salle Richelieu, une atmosphère luxueuse, étouffante et vénéneuse. Dans sa note d’intention, le metteur en scène évoque les écrits d’Antoine Vitez à l’attention de ses acteurs qui jouèrent la pièce en 1985 à Avignon : « N’ayez jamais peur d’en faire trop ». Effectivement, sa mise en scène est tout en exagération, en excès, en sublime. Cette démesure accentue la monstruosité des personnages et de l’action. Et nous autres, spectateurs, sommes englobés dans cette démesure, cette violence, cette monstruosité. Par exemple, la scène entre Don Ferrare et Lucrèce Borgia en avant scène nous place au plus près du drame, et nous devenons presque complices de toutes ces abominations.


Enfin, le rythme et la poésie de la langue hugolienne sont parfaitement interprétés par toute une distribution exceptionnelle. Eric Ruf incarne un duc de Ferrare terrifiant et machiavélique d’une voix gutturale. Christian Hecq, personnage grotesque et sublime à la fois, apporte une note d’humour glaciale au drame. Gennaro, interprété par Suliane Brahim, est un héros frais, pur, fragile et tragique.


Un drame romantique mêlant passions des tragédies antiques et rythme shakespearien, mis en scène brillamment par Denis Podalydès et justement interprété par la troupe de la Comédie Française, à voir absolument !



Lucrèce Borgia, drame en trois actes de Victor Hugo. Mise en scène de Denis Podalydès. Du 22 janvier au 30 avril 2016 à la Comédie Française. Achat de billets ici.


BON PLAN : Cette mise en scène filmée est disponible gratuitement sur Culturebox jusqu’au 26 janvier 2016 : c'est par ici !

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